La semaine dernière, j’écrivais sur la candidate de Québec solidaire, Ève Torres, ayant subi une intense campagne de diffamation tirant son origine d’un texte de Point de bascule, publié en octobre 2017.
Point de bascule est un site d’extrême-droite islamophobe de type complotiste, sévissant depuis 2007. L’homme derrière ces articles, Marc Lebuis — s’il n’écrit pas en son propre nom, c’est probablement pour éviter des poursuites en diffamation — est un véritable parano estimant que toute personne arborant le hidjab est infailliblement radicale : « Le voile représente la radicalisation. C’est un porte-étendard qui représente la radicalisation. Même si c’est un choix de la femme ».
À ce compte-là, aussi bien dire que toute femme voilée est une djihadiste en puissance, surtout que le mode de fonctionnement de Point de bascule est la culpabilité par association.

Jamais il n’a pu démontrer qu’Ève Torres est une « islamiste » et/ou valoriserait l’islamisme. En fait, ses valeurs y sont tout à l’opposé : féministe, elle milite à Québec solidaire qui défend les droits LGBTQ+, le droit à l’avortement, l’abolition du financement public des écoles privées confessionnelles, et ainsi de suite. Si des islamistes la connaissent, ils ne l’aiment sûrement pas…
Dans un article récent, Marc Lebuis contre-attaque donc mon billet en essayant de discréditer l’émission Enquête de Radio-Canada et en me traitant de « malhonnête ». C’est bien beau, mais il ne prouvera aucunement qu’Ève Torres serait liée à de dangereux intégristes. Et ses arguments sont du recyclage d’allégations qui avaient été réfutées d’emblée en 2014.
L’argumentaire de Point de bascule
Selon Lebuis, ma défense d’Ève Torres serait « malhonnête » sous prétexte que je n’ai cité qu’une seule émission Enquête, alors qu’une autre, « deux ans plus tard », la contredirait :
C’est farfelu car (1) ces reportages ne concernent pas Ève Torres (2) il est faux d’affirmer qu’Enquête niait la menace islamiste. L’émission a même présenté, à de multiples occasions, des cas récents de terrorisme au Canada, ajoutant que « ce que nous avons clairement établi cependant c’est que cette croissance de l’intégrisme islamiste au Québec comme au Canada est un phénomène très marginal, facilement monté en épingle ici comme partout en Occident » (lettre de Jean Pelletier adressée à Lise Ravary, qui reprend les thèses de Lebuis).
On peut comprendre que Point de bascule fait partie de ces petits médias conspirationnistes grossissant la menace islamiste de manière exponentielle.
Dans sa contre-attaque, M. Lebuis répète sa vieille cassette selon laquelle une recherchiste travaillant sur le reportage de 2014 l’aurait ensuite désavoué :
Rien n’est plus faux. La recherchiste elle-même avait pris la peine d’écrire une lettre pour contredire les machinations de Point de bascule :
« À qui de droit, moi, Nadia Zouaoui, journaliste, réalisatrice et recherchiste, voudrais affirmer que je n’ai jamais commenté ou remis en question l’enquête de Radio-Canada. » « Le site Point de bascule qui prétend que j’ai critiqué Enquête le fait sous de fausses déclarations ». « Je trouve leurs propos diffamatoires. Il est écrit que j’ai critiqué Enquête le 5 novembre alors qu’il n’a été diffusé que le 27 novembre »… « Les commentaires que Point de bascule ont transcrit à mon sujet portaient sur d’autres événements que j’ai commenté bien avant la sortie du reportage, bien avant que je ne le visionne ».
Qui est malhonnête ici, M. Lebuis?
L’objectif du reportage était plutôt d’aller vérifier les étonnantes affirmations d’une autre pyromane, Fatima Houda-Pepin, convaincue que la menace intégriste est pire au Canada qu’au Maroc, où elle dit avoir pu grandir en harmonie avec des gens de toutes les confessions :
« Au Canada lorsque je suis arrivée, c’est ici que j’ai rencontré les groupes les plus endurcis, les plus organisés, les plus structurés, les mieux financés » (Tout le monde en parle, janvier 2014).
C’est en réponse à cette déclaration incendiaire que Radio-Canada conclura qu’ « après des mois d’enquête, nous n’avons pas trouvé de groupes intégristes organisés qui auraient comme objectif secret de détruire la démocratie et ses valeurs. Existent-ils? ».
Mme Houda-Pepin aurait pu faire connaître ses sources aux journalistes, mais comme par hasard, elle a préféré garder le mystère : « Nous avons tenté de rejoindre Mme Houda-Pepin (…), elle n’a pas répondu à nos nombreuses demandes ». Quelle surprise…
L’art de la culpabilité par association
Dans l’univers de Marc Lebuis, tout le monde est lié à un réseau connecté à d’autres réseaux, faisant en sorte qu’on a tous quelque chose à se reprocher, comme il l’a expliqué à la reporter Johanne Faucher, lui demandant pourquoi son site web met des gens et des organisations « à l’index ». Posent-ils problème? :
« Pas nécessairement. Y’a des gens qui posent pas problème. Mais qui ont choisi de s’associer avec d’autres personnes qui posent problème ».
Marc Lebuis est très fort en associations d’idées. Par exemple, lorsqu’il me présente, ça ne lui prendre que deux phrases pour me lier à un réseau financé par des Jésuites (!) :
Encore heureux qu’il ne considère pas les Jésuites comme des terroristes sinon je me retrouverais illico « à l’index ». Il poursuit tout de même en traitant n’importe qui de « compagnon de route des islamistes », tel ce prof très respecté de l’UQÀM :
En ce sens, il laissa donc entendre que la candidate solidaire Ève Torres fréquenterait des gens très dangereux, même s’il est incapable d’en nommer un seul appartenant à son entourage immédiat.
Dans la présentation qu’il en fait en octobre 2017, il l’associe indirectement aux termes « lobby islamiste », « recours à la violence », « offensives militaires islamiques », « attentats-suicides », « organisation terroriste », « kidnapping », « condamnation à mort », « fusils mitrailleurs Uzi afin qu’ils mènent le jihad dans les rues américaines », etc. Bien que Mme Torres n’ait aucun rapport avec tout ça, on peut entendre les bombes sauter en lisant le texte…
Donnons un exemple fictif : « Monsieur X achète un croissant dans une boulangerie. Savez-vous qu’un des fournisseurs de cette boulangerie a déjà eu à son service un musulman dont la belle-mère a fréquenté une mosquée liée aux Frères musulmans. Qui eux-mêmes financent des organisations lançant des roquettes sur des enfants affamés? Monsieur X est donc un compagnon de route des islamistes ».
C’est ainsi que M. Lebuis reproche à Ève Torres de ne pas avoir lu la liste de tous les contributeurs passés du Conseil National des Musulmans canadiens (CNMC), avant de travailler pour eux durant quelques mois :
Précisons que la fameuse liste d’exégètes dont il parle remonte à plusieurs années avant l’arrivée en poste d’Ève Torres et qu’il n’a rien à redire des dirigeants.es et employés.es du CNMC. Tout n’est que diffamation gratuite.
Marc Lebuis se fait planter trois fois
Passons au contenu même de l’émission Enquête de novembre 2014, qui contredisait les allégations paranoïaques de Fatima Houda-Pepin et Marc Lebuis. Ce dernier est persuadé que de graves menaces planent sur la société québécoise :
« Si la tendance se maintient, ce sera pas facile à vivre dans pas grand temps à Montréal. Y’a des gens qui veulent implanter la charia, ou qui se réfèrent ouvertement à des idéologues qui eux disent qu’à un moment donné, quand les conditions sont favorables, il est justifié d’utiliser la violence et la coercition, pour combattre le Mal. Leur agenda c’est de faire avancer la charia et, ultimement, établir un califat »
Un Califat au Québec? Miloud Chenouffi, professeur au Collège des Forces canadiennes, rejette l’argument du revers de la main : « Ils sont incapables de le faire dans des pays à majorité musulmane. Qui s’oppose à eux? D’autres musulmans. Alors vous imaginez au Canada? ».
D’après les chiffres avancés, au Québec, il y a environ 300 000 musulmans.es, dont 90% d’entre eux vivent à Montréal. Contrairement à la croyance populaire, ils ne sont pas très pratiquants : 60% ne fréquentent jamais les mosquées, 15% y vont sur une base hebdomadaire.
Doit-on s’inquiéter des 15% qui fréquentent les mosquées? Pas du tout, insiste le religiologue Frédéric Castel : « 40% des musulmans.es ont un diplôme universitaire, ce qui les rend peu réceptifs aux discours intégristes. Ce sont des gens qui veulent s’insérer dans leur milieu professionnel ». M. Castel explique aussi que les mosquées ne sont pas des lieux de radicalisation : il y a « une poignée de mosquées qui prônent le repli communautaire », mais « il n’y a pas de discours de violence en général. Si ça advient, ce sera en dehors d’une mosquée ».
Ray Boisvert, ex-directeur adjoint au SCRS, abonde dans le même sens : « souvent c’est un membre du public qui va alerter les agences de renseignement, qu’il y a un problème chez eux, dans leur communauté, leur mosquée, leur Centre culturel ». Agenda caché chez les immigrants.es? « En général, à 99,5%, les gens qui viennent ici ont juste l’idée de s’installer, développer une vie pour eux et leurs enfants ».
Dans le reportage, Marc Lebuis se verra ridiculisé une deuxième fois, alors qu’il compare des musulmans aux nazis.
La reporter lui demande combien sont les Frères musulmans? Réponse de Lebuis : « Ce n’est pas le nombre qui est important. Lorsque les nazis sont arrivés au pouvoir, qu’ils ont commencé, ce n’était pas une majorité ». Réfutation de la journaliste : « Des comparaisons boiteuses, des propos qui choquent ». « Quelle formation académique (ou autre) lui permet de se présenter comme un expert de la question musulmane? Il a refusé de répondre » Ouch…

Plus loin, le directeur de Point de bascule a l’air fou à une troisième reprise. Enquête nous apprend qu’ « environ 3% des enfants musulmans fréquentent les écoles (confessionnelles privées) ». Lebuis croit que la majorité des musulmans se trouvent dans ces écoles-là : « Mais où avez-vous vos chiffres? », rétorque-t-il, « bin, le Ministère de l’Éducation », oups…
Conclusion
Bien que M. Lebuis n’ait aucune crédibilité, il fut l’invité de bien des médias depuis 2007 (LCN, Sun News, TVA, etc.) et même d’un comité sénatorial piloté par Daniel Lang, un conservateur du Yukon.
La crise des accommodements raisonnables, puis la période de la « Charte des valeurs », ont créé un terreau fertile pour ces démagogues comme Marc Lebuis qui vivent de l’ « industrie de l’islamophobie ». À voir aller certains chroniqueurs du Journal de Montréal, d’autres profitent également de ce climat de peur et de suspicion.
Ève Torres est une candidate féministe et progressiste, qui ne choque que par son hidjab, bien malgré elle. Comme l’a philosophé Charles Taylor cette semaine :
« Plusieurs « Québécois de souche » croient à tort que les gens qui portent les signes religieux veulent imposer leurs croyances, alors que ce n’est qu’une pratique inhérente à la religion. « La raison du port des signes est mal comprise. En Occident, on a cette idée que la religion est quelque chose d’intérieur qu’on n’a pas besoin d’afficher », soutient-il. Or, chez certains juifs, la pratique (la kippa, le shabbat, manger casher, etc.) est aussi importante, sinon plus, que la croyance. « Ce malentendu donne l’impression d’une mauvaise volonté ou d’une volonté de s’imposer de la part [des croyants] et c’est cette méprise qui crée beaucoup de difficulté » ».
Les médias ont donc la responsabilité de dissiper les malentendus et les préjugés, et non d’inviter des amplificateurs de haine, endurcissant ces préjugés.